01– 09.12.04
Strasbourg - Cîteaux


Quoi de nouveau ? Elle est née cette nuit, elle s’appelle Sarah Maria.
C’est comme pour les chats de race, cette année c’est les noms qui finissent en A.

« Je suis pas alcoolique, je bois que de l’eau » ou comment transformer une assertion fort banale en plaisanterie d’initiés.

Les ‘saucisses et frites’ s’appellent ici ‘frites-saucisses’ et quand on voit l’assiette on comprend mieux pourquoi : deux tubes orange fluo tapis sous une montagne d’allumettes grasses, volume-patate équivalent à l’exportation annuelle de la Bolivie.

Séance de quatorze heures. On est deux dans la salle tapissée d’un velours océanique.
Comme du fond d’une conque, j’entends la mer qui gronde dans les murs du cinéma.

Isabelle : 03 80 XX XX XX
Isabelle a les yeux vairons et une coupe eighties qu’on dirait qu’elle se l’est faite elle-même.
Elle serre dans son poing un mouchoir sale et des centimes qui fuient entre ses doigts.
Elle chante des protest songs de sa composition. « C’est ça mon boulot, donner du bonheur à tous les gens. »
Elle a été mariée deux ans. Elle a mangé des escargots au petit matin avec son patron d’amant. Elle a attaché son dernier copain au lit avec des sangles pour empêcher qu’il ne se fixe. Ce soir, elle rentre chez ses parents. Elle revient juste de l’hôpital. Elle n’a pas encore réalisé.
Vendredi encore il plaisantait. Il lui disait : « Ton amour est plus fort que ma souffrance. »
Elle rit et pleure en même temps, touille le sucre dans un café qu’elle ne boira pas.
Son bus est là. Elle monte, insiste pour donner son numéro de téléphone.
C’est aujourd’hui qu’il est décédé.
Je ne promets pas de l’appeler un de ces quatre.

Lili ou Lily est née à Bruxelles aujourd’hui, et je ne sais pas encore comment on écrit le nom de cette nièce de quelques heures !


02– 10.12.04
Cîteaux - Toulouse

Boules de gui dans de grands arbres nus. La brume noie les champs de colza où vient germer le givre.
Dans mon livre, un poète chinois mort cinq siècles avant le Christ se plaint d’être né trop tard.
Peut-être vais-je crever de froid au bord de la départementale 299.

Avant d’aller en cours, eastpack au dos et gros anorak, un collégien de douze ans fait la manche dans les bistros du quartier. Il imite avec un certain talent les attitudes et mimiques du métier.
On ne m’ôtera pas de l’esprit que c’est une bien étrange idée, mais je ne parviens pas à imaginer l’histoire qui doit se cacher derrière cette scène surréaliste.

Dans le train qui roule vers le Sud, je note les deux différences majeures fondant la bipolarité de notre pays :
- une plus grande tolérance à l’égard des fumeurs dans les espaces habituellement interdits (y compris envers ceux qui confectionnent eux-mêmes de longues cigarettes)
- une incompréhensible propension des voyageurs à lire L’Echo des Savanes (magazine que je croyais enterré depuis le début des années 90)

Imperturbable, une prostituée de la gare de Matabiau avance droit, raide sur ses talons aiguilles, vers la Renault pourrie d’un retraité éteint. Il n’y a ni dégoût, ni hésitation sur le visage fraîchement recrépi de la travailleuse de nuit. Ferme et digne, elle aborde le client sans discrimination : professionnelle jusqu’au bout.


03 – 11.12.04
Toulouse

Légèrement envappés, nous nous posons dans un bar du centre pour le café postprandial.
Le patron, un vieux grand gris, a refait toute la déco à la fin des années soixante et n’a rien bougé depuis : ni les banquettes en skaï de restoroute américain, ni le zinc en formica, ni les lampes à boules chromées.
On pourrait y caser sans mal l’équipe de tournage d’un James Bond avec Lazenby.

Les briques rouges de la ville rose sont celles des casernes de la Ligne Maginot et des HLM du Bronx.
Ici on en a fait des cathédrales asymétriques et architectophages.

Requiem de Fauré dans la cuisine de Muzo. Travail en duplex.
Puis Pell Mell, ou comment achever la Symphonie du Nouveau Monde à coups de violon électrique.


04 – 12.12.04
Toulouse

Troisième dimanche de l’Avent : la température remonte de dix degrés et Toulouse reparaît, lavée de ses brumes nordiques. « L’enculé ! » et le « Nique toi ! » fleurissent aux carrefours.

Typonomie du sandwich turc : döner, kebab, döner kebab, sandwich grec, grec, gyros, pita, gyros pita, durum, et cætera.


05 – 13.12.04
Toulouse - Paris

Une patiente en cavale, mules aux pieds et masque filtrant sur le visage, tousse derrière le fond vitré de la cabine. J’espère qu’elle ne va pas claquer dans l’instant, retapissant de son sang le mobilier France Telecom.

Au programme : sandwich de charcuterie loubavitch (du porc kasher ?) et traversée des Andes françaises sous la neige. Frisson de la grande aventure !
La confrontation au réel est brutale. Entre les tunnels, notre Altiplano est vert et or, tout adouci de soleil et de solitude. Le sandwich a de forts relents d’Europe de l’Est, couenne à la couenne et larges disques de cornichon sucré.

Un chien poursuit le fantôme du train entre les doigts géants de l’ombre des aqueducs.
Centaines de kilomètres de rails, de chevaux, de dindons, et pas un seul être humain pour hanter les maisons.
Le cœur du pays est vide et beau comme une nuit sans lune.

Des hangars dans un champ de navet, comme des boîtes de conserve oubliées.
La banlieue de Vierzon.


06 – 14.12.04
Paris

Dans les entrepôts sans fonds, Paris range ses tunnels inusités, ses tombereaux de poussière grasse, ses câbles, ses trappes, ses loupiotes et ses plateformes au rebut, au côté des superstructures métalliques de ses cauchemars à venir.

Shakespeare and Co, km 0. Les fantômes de la librairie boivent du Earl Grey en se gavant de baklavas.
Impossible de deviner qui sont ces gens : vendeurs, clients, saxons de passage ou immigrés au long cours, jeunes gens en cavale ou futurs écrivains. Ils parlent dans la langue qu’écrivent Steinbeck, De Lillo et parfois Dos Passos.

A côté d’un ex voto de l’Equipe à la gloire du football français, le patron a affiché sa collection de photos de « Philippe du Tertre ».
Ce jeune homme doux, peut-être habitué du rade, portait avec grand style minijupes, perruques chatoyantes et talons hauts. Son sinueux paraphe de reine de la nuit orne en bonus l’une des planches du mémorial.


07 – 15.12.04
Paris

Sur les anciennes voies de la Petite Couronne, les communautés d’exclus s’organisent.
Les Tunneliers signalent leur présence par un tag chromé sur la pile de pont d’entrée du village. Des tentes en matelas et bâches de chantier, des tables de pique-nique en formica, des parasols Ricard, des antennes télé et des butagaz, le tout discrètement relié au réseau électrique par des branchements bricolés.
Un peu après, un campement de slaves affiche l’orthodoxie de ses habitants par une série d’icônes plastifiées éparpillés entre les rails. Il propose, à ciel ouvert, un lounge grand luxe avec sièges rembourrés, une cuisine en caddies et bidons et une salle de musculation outillée comme celle d’un Sport Palace.
De loin en loin, on peut encore croiser la marge de la marge, tapie au plus sombre des souterrains : les trop méchants, trop fous ou trop solitaires pour avoir le droit de survivre en groupe.

Ma petite Maman avec Vivan [illisible]
Le plus lisible au dos de la photo, c’est la marque du papier (Fujicolor). L’écriture est enfantine et tremblée, celle d’un gaucher qui gribouille de la droite ou d’un parkinsonien avec des gants de boxe.
Sur le cliché surexposé – les bords latéraux disparaissent dans une mousse incolore – une soixantenaire sourit, assise sur un talus. Elle a des verres mi-fumés énormes, une petite bouche édentée, un chemisier informe sur des seins qui dégringolent, une longue jupe bleue. En bas à gauche on devine un chien, de la race des bâtards-boules-de-poils.

« Vous pouvez m’aider à monter ce sac sur le vélo ? »
Le vélo : un VTT flambant neuf, cadre en fibre de carbone et amortisseurs fourche et selle.
Le sac : une saucisse de sport sale et défoncée, pleine à craquer de bouteilles de champagne en vrac.
Il remercie et s’en va en boitant sur une patte cassée.
Cela pourrait s’appeler « complicité de recel ».


08 – 16.12.04
Paris

Le fond du salon de CFC est entièrement tapissée de la skyline de New York.
Il y a une demi-table circulaire et un canapé mou qui finit toujours par glisser sur la moquette. Un siamois sans nom, une télé-PS2, tout Kubrick en DVD. Les tours du 13ème, le ressac du periph et les gosses des voisins qui braillent derrière le plafond.
L’endroit, agréable et confiné, prend sa pleine mesure entre deux et trois heures du matin, lorsqu’il devient une capsule spatiale flottant haut au-dessus des autres HLM.

Première mondiale aujourd’hui : je saute un portillon de métro.
Même si je me prends un peu les pieds dans la fourche, je ne suis pas mécontent de l’expérience.

Sylvain a été engagé volontaire et il connaît plus de chansons militaires que tous les clients de son bar (à savoir : juste nous). Il offre sa tournée d’une prune hautement désinfectante avant de nous laisser tituber jusqu’à un lit d’emprunt.


09– 17.12.04
Paris - Batz sur Mer

Marchés de trottoirs sous le crachin : fruits, quartiers de bidoche et fruits encore, marquant une tranchée entre étals et vitrines, du fond de laquelle le passant ne peut que subir le tir nourri des harangueurs.
Oranges, deux kilos, un euro cinquante ! Oranges, deux kilos, un euro cinquante ! Oranges, deux kilos, un euro cinquante !

Café froid et blitz tempête sur Saint Maur. Les amplis de Molloy crachotent la bossa d’Orfeu Negro : tristeza não tem fim, felicidade sim…
Ca saudade sec en grande banlieue.

Une plage, une nuit, un péquin et hop ! on se refait Le Moine de Friedrich.
(Il y a donc des toiles plus faciles à rejouer que La Mort de Sardanapale)


10 – 18.12.04
Batz sur Mer

J’en ai raté des bistros à décrire depuis que j’ai quitté l’Alsace.
Le Bar des Anges à Toulouse dans lequel Muzo, voisin indigne, refuse de mettre le pied. La cave étroite de la rue Mouffetard où d’apprentis étudiants tenaient des conférences sur leurs expériences narcotiques. La Bar de la Plage de Batz fermé dix mois sur douze, écho architectural discret aux blockhaus du Mur de l’Atlantique…
Pour le Bar-PMU de la Tour, je vais donc faire un petit effort.

101 – Bar de la Tour (Batz-sur-mer)
La population d’hiver est réunie en son entier pour le tournoi de belote annuel – une activité de jour de bruine qui réunit trois générations du village. Dans leurs cadres, un marais salant soleil couchant et une côté fouettée d’embruns laisse imaginer combien le monde peut être beau, dehors…
Mais l’heure n’est pas à la rêverie romantico-touristique. On est venu pour claironner des dix de der et gagner son poids en bière brune tout en suivant d’un œil le tirage du tiercé vespéral.
Sur une porte sans issue, l’énorme boule de Noël permet, en reflets courbes, de lorgner les jeux adverses.


11– 19.12.04
Batz sur Mer - Paris

La côte est saupoudrée de résidences secondaires cossues aux tristes élans poétiques. La Vague, Le Ressac, Les Mouettes, La Bouée alignent leurs façades bouffées d’iode et leurs volets bleus tradition d’en France.
Derrière des remparts de haies, abritée du vent et du regard des prolétaires envieux, La Bohème dissimule fontaine, grand jardin et nombreuses chambres d’amis.

Devant le Restaurant de la Roche Mathieu, un bonhomme de neige gonflable smurfe à contre-vent sans se départir de son sourire crispé.
Ca ressemble à un urbi et orbi du Pape, accéléré vingt-quatre fois.

« Le problème des pyjamas en soie, c’est qu’ils ne sont doux qu’à l’extérieur. »
Les notables nantais retournent en famille sur la capitale. Le père est pourvu d’un collier de barbe blanche, d’un hideux polo de marque et d’un teint rubicond de poivrot grandes caves. Sa fille en pull pastel pourrait avoir 17, 27 ou 37 ans : future femme de, future mère de, et déjà lectrice de Madame Figaro.

Travelling à trois kilomètres heure sous la Gare Montparnasse. Le tapis roulant tracte un couple enlacé, touchant et lamentable – de ces gens qui aiment à se montrer amoureux jusque dans les plus tristes souterrains du Gai Paris.


12– 20.12.04
Paris - Strasbourg

A Epernay, le soleil se lève sur un pays de champagne et de verglas.

Le sentier aux simples, couvert de mousse rouge
La fenêtre en montagne, emplie d’azur léger…
Ami, je vous envie votre vin, sous les fleurs
Et tous les papillons qui volent dans vos rêves

(Ts’ien K’i, Inscription pour le chalet de Ts’ouei l’ermite)

Glaçage sur le gâteau : les Vosges enneigées.
Face au canal gelé en profondeur, un banc lorgne des versants encore nus de la tempête de 99.
Tunnel, tunnels.
J’en finis de retourner vers l’intérieur des terres, la frontière orientale et mon point d’origine.

(…) sleep late, have fun, get wild, drink whiskey and drive fast on empty streets with nothing in mind except falling in love and not getting arrested.
Res ipsa loquitur. Let the good times roll.

HST
Paradise Valley