Entendez-vous, là-bas, la Llorona pleurer ?

semi-fiction

 

Je dois cette histoire à Maricela Puluc, qui me la raconta un des derniers week-ends que j’ai passé en France. Maricela est, chronologiquement, l’épouse de mon ami Nicolas et une amie à part entière. Nous étions témoins à son mariage : elle parlait alors très peu de français, moi rien du tout d’espagnol. (Maricela a passé l’essentiel de son existence, je crois, dans un faubourg de Ciudad Guatemala). Malgré une impossible communication verbale, j’aime à penser que nous nous entendions déjà bien.

Ce conte lui est dédié, en en regrettant par avance les inévitables imperfections.

 

L’homme qu’elle aime se marie dans trois mois, mais ce n’est pas ce qui est important. Ce qui est important c’est un pointillé de cicatrices blanches à son flanc, le long d’une côte, et une façon qu’il a de hausser les sourcils quand il ne trouve pas un mot qu’il cherche. C’est, peut-être, le tissu très doux et très usé de certains de ses maillots de corps. Le rien d’odeur, aussi, de son déodorant.

Le printemps tarde et craque encore de gel. Il y a des taches blanches autour des pieds des pins. L ’eau de la rivière est glaciale.

Devant marche le plus âgé des ses deux enfants, elle porte l’autre dans un kangourou, sous son manteau demi-fermé. Les petits – l’aîné est un garçon – ont des prénoms, mais ils sont sans importance pour le présent récit. La mère a mon âge. Elle ne sait pas comment elle pourrait faire pour vieillir encore. Sa mémoire lui fait l’effet d’un de ces gros classeurs beiges, plein de feuillets tapés à la machine, qui s’alignent sur des étagères dans les greniers des administrations. L’enfant avance devant, de ce pas un peu ivre des novices à la station verticale, comme manquant de tomber à chaque arrêt – et les arrêts sont fréquent. L’autre somnole sous son bonnet.

Il fait très froid, bien sûr, et la rivière au loin charrie son lot de cailloux.

 

Dans une rame souterraine, j’ai cherché à me souvenir des métros, hommage à une version plus jeune de moi-même qui souhaitait les collectioner. J’ai commencé une liste que je savais incomplète (Boston, Marseille, Rome, Washington, Athènes...) mais très vite, comme ces sous-titres aux frontons des magasins de luxe, l’exercice m’a paru absurde et tape-à-l’oeil.

J’ai pensé à Alan Moore, qui n’est jamais sorti de Northampton, à ce que les récits de voyage exigent d’orgueil et à la prétention qu’il y a de se rendre à Buenos Aires pour tenter d’y écrire au café.

(Celui-ci est un couloir sinueux aux coloris violets. Ma voisine, ton sur ton, tire des portraits de son grand-père avec un téléphone si moderne qu’il imite le bruit des boîtiers mécaniques.)

La Llorona pleure. Où sont mes enfants ?

Il ne faut pas laisser d’eau au fond du seau.

 

Le père de ses enfants se marie dans trois mois. Il y aura des nappes blanches au papier gaufré, sur lesquelles joueront des taches de soleil nées du creux des verres ballons. Il y aura des fleurs sur chaque table et des menus pliés aux plats calligraphiés.

Hors de l’abri des arbres, le vent a quelque chose de râpeux – peut-ête que la nuit tombe –, il s’insinue entre les mailles du pullover. Elle ne pleure pas – pas encore. Son manteau est resté près de la pierre, près du porte-bébé vide, et l’eau était très claire. On pouvait voir les gros galets ronds du fond de la rivière, qui ressemblent à des oeufs de dinosaures et aux crânes bosselés de certains nouveaux-nés.

Elle ne s’en revient pas par là où elle est venue. Sans doute craint-elle de piétiner, dans quelque flaque de neige, la trace menue d’une chaussure d’enfant. Elle gravit la bute – des phares, rouges, inutiles, s’éloignent sur la route. Il fait encore jour, mais pour combien de temps ?

 

Si vous connaissez l’histoire, ne me laissez pas la raconter jusqu’au bout. La version qu’on vous en a raconté est certainement plus belle (plus inquiétante, aussi).

Certains d’entre vous ont déjà vu la Llorona, sans doute, et à ceux-là je demande pardon de chercher à en faire un récit qui prend parfois les accents de la fiction.

Venue à trois au bord de l’eau, la voilà qui s’en revient seule.

Il ne faut pas laisser la bonde fermée.

 

Sur la plage arrière de la voiture – l’habitacle sent le lait caillé – il y a un sac à dos Batman, comme écrasé dans le siège auto. On trouverait aussi des cassettes de chanteurs pour gamins, quelque part dans la boîte à gants, avec un sticker Bébé à bord qui n’a jamais été collé. Elle passe faire des courses au supermarché et remplit le coffre de courses utiles, choisies d’expérience.

Rentrée, elle fait couler un bain que personne ne prendra, puis met du sel dans de l’eau qu’elle fera bouillir en vain. Elle peste un peu contre la chaise haute qui n’est pas à sa place, qui la gêne quand elle veut accéder aux placards.

Elle appelle les petits lorsque vient l’heure de se laver, mais ils restent muets derrière la porte pastel, la porte close de leur risible royaume. La voilà qui regarde l’horloge aux gros chiffres noirs, les bulles qui montent depuis le fond émaillé. Elle appelle deux fois encore, deux fois avant d’aller les voir.

Son bel amant, au téléphone, à peine plus tard, répète Allô ? Allô ? Allô ? mais elle ne sait plus quoi dire, ni par où commencer et, de temps en temps, à la cuisine, on entend le bouillon qui déborde et sèche aussitôt, en grésillant, sur la plaque électrique. Allô ? Allô ? et la voilà qui sanglote. Qui commence à pleurer. A pleurer, pour ne plus s’arrêter :

Où sont mes enfants ?

 

Cette héroïne, je l’imagine vraie brune aux yeux bruns, comme les ont presque toutes les filles. Elle aurait un regard bizarre, un peu aztèque, le regard qu’ont les filles dans le métro de Buenos Aires, où tout se joue à un rien de biseau dans la forme des paupières.

Elle aurait l’air sévère, bien plus triste que folle. Ses cheveux ne seraient pas si longs que ceux de la légende. Si elle savait encore sourire, elle aurait un air de ressemblance avec la serveuse du fast food La Continental de l’avenue Angel Gallardo.

Vous savez, il ne faut pas laisser sécher les bols la tête en haut.

 

Elle a laissé son nom à l’intérieur, avec ses clés, avec ses papiers, ses possessions. Elle a claqué la porte sur la baignoire pleine, la casserolle brûlante. Elle pleure – encore et encore et encore – et ses larmes font des taches salées sur le paillasson ébouriffé. Il a la forme, soi-disant, d’un chaton. Elle l’avait trouvé là le jour de l’emménagement.

Sa mémoire n’est plus un cal, désormais, ce ne sont plus des épaisseurs de peau trop souvent frottées. Ainsi elle ne vieillira plus, cette Llorona qui a mon âge, elle ne se souviendra plus et ne fera que pleurer. Elle a effacé l’homme qui l’avait aimé, et qui portera seul, désormais, les souvenirs fabriqués ensemble – le Bosphore orange au crépuscule et des canaux opaques, des canaux noirs peut-être.

 

Bientôt ses cheveux atteindront ses talons et sa peau aura le teint de le craie. Elle sera légende toute entière, sans singularité, uniquement vêtue de robes blanches, signes de sa pureté.

 

Et je marche dans ces rues comme si c’étaient les miennes (plus encore qu’ailleurs, calle Río de Janeiro, malgré l’étrange accent). Impossible de se perdre. Et ce n’est pas de ma faute si cette ville ressemble à New York, à Barcelone, si rues et avenues se coupent à angles droits, si l’on y compte en blocs.

De tout petits portègnes (ballons publicitaires, écharpes multicolores autour de leurs cous blancs) annônent : « Ma... Mama... Mama... »

(Où sont mes enfants ?)

 

A six heures et certaines nuits, dans une moitié du monde, on peut encore entendre la Llorona pleurer. Et plus sa voix semble lointaine, plus elle est, en réalité, près de vous. Paradoxe commun de la douleur des absents. La Llorona veut savoir, pour toujours, qui a pris ses enfants. C’est bien là tout ce qui est important.

L’eau attire cette dame blanche de l’Amérique du Sud, l’eau domestique quand elle reste immobile. Dans la zone tropicale du continent, l'humidité stagnante est aussi l’asile des moustiques porteurs de la dengue. Une maladie qui tétanise les muscles, paralyse le cou et fait saigner, parfois, par les pores de la peau.

 

Je regarde mon verre, intouché sur la table carrée, et j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends que le tintement de la vaisselle que l’on range en bas, le brinquebalement des bus sur l’avenue.

Qui saurait dire, pourtant, ce qui se gémit derrière les bruits de fond de la grande cité ?

Tendez l’oreille à votre tour. N’est-elle pas toujours là, près de vous ?

 

 

Buenos Aires
4 septembre 2006