99 – 29.04.04
« A la Hache »



Un ouvrier termine d'installer une cage treillissée remplie d'une centaine de rats en plâtre. Trois clients commentent, Freddy (le patron) sourit comme un gosse, personne n'écoute plus les Grosses Têtes - bande originale du lieu depuis 1982. De l'art contemporain dans le bar le plus populo du centre ville : ça fait un an que ça dure. Au début, ça surprenait les poivrots. Maintenant ça les marre plutôt. L'important c'est que la pression ait à peine augmenté depuis le passage à l'euro.
Cendars Pastis 51 noircis, nappes géométriques brûlées au mégot, bretzels desséchés. L'horloge promotionnelle Old Lager vieillit en sépia.


98 – 30.04.04
« Chez Sedat » (anciennement «  Au bon coin »)

Le ciel grisaille. Les parasols Kronenbourg de la terrasse vont se faire parapluies.
Deux semi-jeunes jouent aux cartes et rigolent : chaussures de sport neuves, survêtements griffés, ils échangent de temps à autre un commentaire en turc. Près de la grille d’entrée, un ami du patron fume un stick, un rouquin en chaussettes Garfield agite son poignet bandé, peut-être parlent-ils entorse.
C’est une ex-Wienstub tenue par des gens du coin, au début du Neuhof, entre l’hôpital militaire et la caserne façon HLM des Eurocorps.
Derrière, il y a un champ défoncé ; celui de l’aérodrome où Saint-Ex apprit à voler.


97 – 01.05.04
« Pub Austerlitz »

Le barman prend son petit dej’ sur le zinc, surveille en coin les premiers clients : deux fêtards attardés complètement cuits. Sur la place, dans la vitrine, des gamins font le pied de grue devant des bassines de muguet.
- Putain, faut qu’j’arrête de boire, putain.
- Putain, faut qu’t’arrêtes de boire.
Du swing louisianais éclate pour détourner l’attention. Ca beugle un scat de gueule de bois, ça sautille en rythme. One more time roucoule le vieux noir. C’est reparti, putain.
La musique devient gentiment plaintive, blues humide de premier mai. Clients et serveur sortent ensemble pour installer la terrasse.


96 – 02.05.14
« Froggies Café »

Critiques ciné en couple. Festival de Cognac – quel suspense ! – histoire vraie : je t’aime, je te tue – elle avait plus vingt ans – obligée d’offrir des cadeaux – Line Renaud les quatre fers en l’air – hyper-sexy malgré son âge – enfin, sexy…
Elle : veste en cuir bien coupée, cheveux teintés “ incendie de pinède ”, lunettes noires malgré les nuages. Lui : Cohn Bendit version social-traître, jeans impecs, mocassins cirés, montre de femme. Un dimanche à boire et s’ennuyer.
La météo s’en mêle. Je vois pas les gouttes – il pleut ? – paraît que ça tombait déjà à midi.
Quel suspense !


95 – 03.05.04
« Au coin d’or » (Reichstett)

- Prendre une ferme traditionnelle alsacienne, avec cour bétonnée, grange pointue, bâtiments latéraux à colombages et muret à revêtement de tuiles.
- Vider l’étable, disperser les vaches, nettoyer à grande eau. Réserver.
- Installer une salle de bar, type MJC de village rupin. Préférer le modèle avec flipper, baby-foot, carrelage beige imitation marbre et faux plafonds.
- Poser une enseigne lumineuse en façade, des menus maquettés sous Word sur les tables.
- Assaisonner à votre goût : Europe 2, bonsaï en plastique, œil de verre vénitien, miroir Doreleï, poker électronique et/ou rideaux bordeaux fleurdelisés.
- S’apprécie avec ou sans client.


94 – 04.05.04
« A la nouvelle poste » (Neudorf)

Sortie. Meteor. Schweppes. Réa. Perrier. Lisbeth. Orangina. Réa. Réa. Carola. Carola.
Protection des mineurs et répression de l’ivresse publique.
Prendre son temps… Quarantième anniversaire. Cafés Reck. Reneka plus. Ayez le zeste Blanche ! Brassée en Alsace par Meteor. Celtic. Niederbronn-les-Bains. Toilettes.
Tarte aux pommes 2,50€. Tarte à la rhubarbe 3€. Tiramisu 2,50€. Fraise melba 3,50€. Charlotte 3€. Tarte à l’oignon 5,50€. Quiche lorraine 5,50€. Knack 3€. Tarte alsacienne 7,50€.
Extincteur. Alsace sécurité. Andrieu. Marlboro. Filter cigarettes. Fumer tue.
Clan Campbell. Clan Campbell. Perrier. Perrier. Perrier. Celtic. Celtic. Celtic. Celtic. Bière d’Alsace. Tarif des consommations. Chèque déjeuner. Chèque restaurant. 0,00. Sortie.


93 – 05.05.04
« Mac’Carthy »

L’idéal, ce serait une peinture flamande, un intérieur jour enfumé et opaque.
Les fenêtres sont floues, verre médiéval dépoli et strié. Le brun domine : bois patiné du mobilier, parquets usés virant à l’acajou, poutres décoratives semblant des greffes de mâtures roussies. Les bières blondes sont ternies en écho aux murs, peints de jaune au-dessus des lambris, éclairés d’en bas par des loupiotes vitrées de pourpre. Trois touches de couleurs éclatantes : ceinture rouge vif de la serveuse, pull rose d’une cliente, pince à cheveux violette d’une autre.
Ce gaillard blond au teint nordique pourrait faire figure de laboureur éreinté.


92 – 06.05.04
« Motte » (Kehl – Allemagne)

« Les Américains, c’est des Allemands qui parlent anglais. »
Bienvenue dans ce bar miteux, semblable à mille autres rades de l’Arkansas-sur-le-Rhin. Alcooliques moustachus et pittoresques, vieillard au pif grêlé, barmaid incorruptible au visage fané et grand con cabossé de partout gueulant que c’était une bagarre alors que ce n’était qu’une glissade boueuse de soir de paye. Il y a le juke box en coma prolongé, le ventilo de plafond pour les touffeurs d’août et la boule de billard paumée dans sa prairie de feutrine.
Les Eagles exaltent la Californie, l’Ouest sauvage, le Pacifique gris intempérie de la dernière frontière.


91 – 07.05.04
« Le Troc’Café »

Photo de famille : le morveux sous l’ombrelle est tombé dans les Ardennes. Une boîte de bouillon gras, vide depuis 1953. Louches, râpes, chinois : la batterie d’une Russe venue ici avec son Malgré Nous. Un Scrabble de résidence secondaire vosgienne à l’abandon. Un Woody Allen grandeur nature qui zieute la lampe tempête d’un batelier sur le canal Rhin-Rhône. La commode à tiroirs seventies a contenu des factures, des fiches de paye et des lettres rassurantes d’enfants éparpillés.
C’est un bistro monde, une caverne d’Ali Baba. C’est l’antre d’un fourgue en objets bizarres, en histoires de gens d’avant ou d’ailleurs.


90 – 08.05.04
« Le Saladdin »

Les tables individuelles ont été alignées en une longue surface commune. L’assemblée est digne d’un petit banquet joyeux et hétéroclite.
Un mini-bus de jeunes espagnoles (peut-être une chorale) s’attarde devant des verres vides, des soucoupes pleines de menthe détrempée et triée avec soin. Deux étudiants discutent marché de l’emploi, attendent un couscous tardif. Un ancien baraqué papote en arabe avec des collègues assis au coin.
Il fait tiède et confortable. Les mosaïques aux murs dessinent des labyrinthes de fleurs rouges et de cieux limpides. Derrière un rempart de pâtisseries grasses et sèches, les passant se pressent, tassés sous le crachin.


89 – 09.05.04
« Café Wang »

Ce petit métis a des yeux incroyables. Bridés, grands ouverts, d’une couleur et d’une profondeur fascinante – son visage en est tout illuminé. Il promène, du haut de ses cinq ou six ans, une assurance de prince, la conscience de son ascendant.
La patronne lui glisse des bonbons en douce et sa mère rosit de fierté. La petite voix du gamin se mêle au babil de la pop orientale. Une vieille chinoise se penche sur lui pour négocier un bisou.
Deux alsaciennes bien en chair, attendries et vaguement jalouses, observent la scène en triturant des nems du bout de leurs baguettes.


88 – 10.05.04
« À la nouvelle poste » (Centre)

Premier plan : clarinette, contrebasse et banjo de formation dixie. Ils jouent une ritournelle européenne déclinée jazz, la mélodie tourne et se répète, la rythmique gonfle. Ca rappelle les baloches de film de guerre, un de ceux avec happy end ensoleillé.
Arrière-plan : le serveur fait la caisse. Les pièces tintent, le tiroir claque, l’imprimante gratouille. Grincement de la porte des toilettes, la relève arrive. Heure du briefing pour le remplaçant, sur les livraisons du matin et les changements dans le planning.
Tout au fond, en cuisines : un robinet tempête, une grosse porte de frigo chuinte en se fermant.


87 – 11.05.04
« Le Schluch »

Marqueterie. Un village de plaine résumé en une église, un donjon et deux maisons à colombages. Autour, une cigogne aux ailes trop longues, une crête vosgienne et un château en ruines. (Alsace : 1)
Horloge en papier mâché. L’île de beauté en vomi multicolore. Les petits chiffres en laiton sont collés de guingois. (Corse : 1)
Marqueterie. La Cathédrale vue de face, déformée en navette spatiale. Les bâtiments de la place sont reproduits de mémoire et tout de travers. (Alsace : 2)
Carte géographique. Soigneusement encadrée, elle est frappée d’une tête noire à bandeau blanc. (Corse : 2)
Match nul.


86 – 12.05.04
« Au cerf d’or »

11h10. Porte de l’hôpital, temps couvert. Noter les allées et venues.
Veuf revenant des courses. Ressemble fort à Jean-Luc Godard.
Quarantenaire négligé, lent, peau verte. Patient en cavale ?
Allemand, moustaches en guidon de vélo, essoufflé dans son portable.
Deux générations de chauffeurs de taxi, statiques près de leurs véhicules.
Long Arabe. Casquette de titi parisien, verres fumés oranges.
Jeune femme bariolée, perchée haut sur sa bicyclette. Infirmière défroquée ?
Fillette à palmier. Grand père en bleu de travail.
Facteur trapu, gominé.
Méditerranéenne à châle orange. S’arrête pour consulter un plan.
Taximen en approche. Etudient le menu. Contact à 11h17.


85 – 13.05.04
« La Place »

Sur le miroir on lit : «Faites que le rêve dévore votre vie…»
En fait de rêve, on sert ici un énième avatar du lucre fantasmé. Musique lounge, lampes design, parquets stratifiés. La duplication des tasses à café écarlates, l’alignement des théières, font penser à une photo sexy de catalogue d’ameublement. L’architecte d’intérieur s’est défoncé pour intégrer le client à cet environnement propre et clair et Cosy et Moderne. Les serveuses se la jouent top-models, les clients jet-settent en fumant des 100’s. Presque invisible, un grand Noir plié en deux récure les marches de l’escalier descendant aux toilettes.


84 – 14.05.04
« L’Actif’s »

Des arbustes exotiques en pots et en plastique. Une pseudo-amphore en plâtre et son énorme bouquet de fleurs chiffonnées. Trois vrais roses qui fanent dans un broc à moitié vide. Un porte cure-dent de porcelaine, en forme de canard faisant le poirier.
Claude François jubile. Dans sa maison, le printemps chante à tue-tête.
Des guirlandes de loupiotes donnent au zinc un air de Noël. Le vase feng shui jaune et violet côtoie un cierge doré de gros calibre sur son bougeoir en fer forgé. La palme revient finalement au paon clignotant et à sa roue multicolore qui stroboscope façon pharmacie.


83 – 15.05.04
Cafétéria du festival «  Les Imaginales » (Epinal)

Les visiteurs ne sont pas encore levés. Artistes et exposants tournent entre les piles de livres, papotent sans enthousiasme, vident des cafés servis dans des gobelets plastiques.
Verres semi-fumés, queue de cheval, cigarette cramée jusqu’à la pulpe des doigts, regard vide de matin difficile. Un plus frais grisonnant, très soigné, fines lunettes, gilet de velours et pull azur plié autour du cou. Le clan des barbus, plus ou moins poivre et sel et hirsutes. Un chevelu sévère, sourcils froncés et visage dur de génie tourmenté.
Le matin à l’ouverture, un écrivain de SF ressemble avant tout à un homme fatigué.


82 – 16.05.04
« Le Sympa »

La télévision turque est fascinante. La sitcom, diffusée dans l’angle, mélange comédie familiale (le veuf et l’orphelin), thriller politique (un officier casquetté Armée Rouge), western spaghetti (une mélodie de Morricone repompée) et pamphlet social (décors réels et sinistres, à mi-chemin entre Lorraine et New Jersey). Dès qu’arrivent les pubs, des jeunes se soûlent au Türka Kola dans un concert de rock levantin, des pin-up le valent bien dans leur sabir et un gros chauve à moustache entame un duo lancinant avec son robot-aspirateur…
Les clients, eux, restent imperturbables. Ils claquent leurs dominos, sapés et sérieux comme des malfaiteurs en association.


81 – 17.05.04
« Le Trolley Bus »

Embrouille au comptoir. Rage froide du serveur faussement zen. Violence aigre de l’intrus, refusant de partir ou de consommer, balançant des centimes derrière le zinc. L’ambiance est tendue de façon lointaine, sans éclat de voix. Les autres clients ne semblent pas perturbés. L’un lit un magazine de voyages, très concentré sur les doubles photos. D’autres parlent de musique, une femme en chandail rose répète «Scie-presse Hills» avec satisfaction.
Menaces à mi-voix – appeler les flics peut-être. Le gêneur opte pour la retraite surprise, renverse son tabouret. Un brin de rangement et il n’y paraît plus. Tout est déjà terminé.


80 – 18.05.04
« Café Atlantico »

L’Ill est un affluent pépère, sans houle ni marées – c’est à peine si l’on devine l’eau quelque part sous les planches.
Un chevelu à rouflaquettes médite devant un grand café vide, bien calé dans son fauteuil en synthétique fluo. Il est DJ, bassiste de funk ou plasticien conceptuel.
Sur la berge, une lycéenne sèche au soleil, des vélos passent au ralenti dans la lumière. Une mouette embauchée par l’Office du Tourisme ajoute son cri d’authentique à la marine.
L’artiste du matin regarde s’avancer un promène-couillons vide – inspiration pour un haï ku. Au passage du bateau-mouche, la péniche penche un peu.