Sequana 1, extrait du scénario

 

Scène 2
3 planches

Jeudi 20 janvier, 19h. La Salpêtrièrie
Alice, Prof. Norero, Thibaut.

Il fait nuit noire, la pluie a cessé en fin d’après-midi, avec le retour du froid. L’eau qui stagne commence à geler, la boue se durcit. Quelques flocons d’une neige grise tombent sporadiquement. La scène se découpe en deux temps, un intérieur confortable, plutôt chaleureux, et le monde glacial et tourmenté de la ville inondée.
Le professeur Norero entre dans la pièce où étudie Alice. C’est une salle de cours de la Salpêtrièrie, la jeune fille est installée face à la porte, au bureau du professeur. Un tableau d’ardoise amovible, une desserte à roulette où divers outils médicaux reposent sur un tissu blanc, des bocaux de produits sur une étagère murale.

Cap. – Jeudi 20 janvier.
Norero – Bon sang, Treignac. Vous êtes encore là.
Norero – Ne devriez-vous pas vous reposer un moment ? Vous allez finir par...

Alice, châle plié sur ses épaules, est penchée sur un énorme tome. Pile de livres, papier, buvard, encrier et lampe à pétrole pour s’éclairer. Derrière, les longues fenêtres horizontales sont pleines de nuit et floutées de givre. Elle porte ses lunettes au bout du nez et n’a pas l’air très heureuse de l’interruption.

Alice – Quoi donc, Professeur ? Par réussir le concours ?

Norero s’est approché, a mis la main sur le bureau, s’est voûté vers Alice. Il lui sourit. Celle-ci a commencé à ramasser ses affaires.

Norero – Vous savez bien que vous l’aurez... Rentrez donc chez vous.
Norero – Je dois fermer la bibliothèque et je crois qu’on vous attend là dehors.

Silence d’Alice, qui range les documents dans son sac, referme les livres, ne regarde pas le grand bonhomme.

Norero prend sous le bras le gros volume d’anatomie pathologique qu’étudiait Alice. Il s’adresse au dos de la jeune fille, qui lutte pour enfiler son manteau.

Norero – Vous n’avez pas parlé à votre père...
Norero – Voulez-vous que je lui en touche un mot ? Nous avons étudié ensemble.
Alice – Je le sais bien.

Norero s’approche de la jeune fille, tire sur le col de son habit pour lui aider à enfiler les manches. Alice le regarde pour la première fois, d’un air un peu revêche mais pas antipathique.

Alice – Merci, mais c’est à moi de lui expliquer.
Alice – Bonsoir, Professeur Norero.

Vers la sortie. Norero ramasse la lampe à pétrole pour sortir lui aussi.

Norero – Bonsoir.

*

Grand couloir carrelé, plein de courants d’air, éclairé par des lustres électriques pendant de la voûte, peinant à écarter les ombres. Thibaut est assis par terre, à quelques pas de la porte, et se lève quand Alice sort, faisant mine de pas le voir.

Thibaut – Alice !

Alice ne se retourne pas. Thibaut galope jusqu’à son niveau. Il porte un sac en bandoulière, son béret de Camelot du Roy, un grand parapluie noir plié sous le bras.

Alice – Encore vous, Thibaut ? Que me voulez-vous ?
Thibaut – Eh bien, il se fait tard.

Ils arrivent à la grande porte, ouverte en grand. A part le chemin central surélevé, qui mène du bâtiment principal à la grille, le parc est un grand marécage brun. Des voitures marquées de la croix rouge sont enlisées près des écuries. Des lumières brillent dans les ailes de l’hôpital où se trouvent les patients. Thibaut a pris le bras d’Alice pour tenter de l’arrêter.

Thibaut – Et avec toute cette eau... Ce n’est pas prudent de vous laisser ainsi.


Alice, à Thibaut, amusée et méprisante. Elle jauge le gabarit peu impressionnant de son ami.

Alice – C’est vous qui allez me protéger si je fais une mauvaise rencontre ?

Malgré la neige poisseuse qui tombe, elle s’engage, quelques pas en avant, sur le chemin de sortie. Thibaut ouvre son parapluie et fait mine de la suivre.

Thibaut – Ecoutez... On dit que vous préparez l’Internat.

Il l’abrite de force, à nouveau à son niveau, tendant un peu son petit bras pour ne pas que le chignon de son amie se prenne dans les baleines.

Thibaut – Vous n’avez pas idée, Alice. Vous n’êtes jamais allée en salle de garde.

*

Alice, vexée par la dernière remarque, réplique d’un ton cassant. Thibaut à l’air gêné.
(La lumière peut provenir d’un porche du bâtiment latéral, comme celui de l’accès au urgence. Un garde en faction peut même y lire, dans un journal plié en trois, le feuilleton nouveau de Ponson du Terrail.)

Alice – Je sais prendre soin d’un patient au moins aussi bien que n’importe lequel d’entre vous. Cela devrait faire l’affaire.
Thibaut – Ce n’est pas de ça que je parle.

Thibaut est de plus en plus embarrassé, il louche un peu, ou rougit. Tous les deux, bien abrités de la neige par le parapluie. Le lecteur devine pour la première fois les formes d’Alice, ou la beauté de son visage.

Thibaut – Vous serez seule, là-bas, des nuits entières. Avec nous autres.
Thibaut – Les femmes...

Alice se marre, ce qui embarrasse encore plus Thibaut.

Alice – Avez-vous donc si peur pour ma vertu ?

Le reste du trajet se fait en silence. A gauche, les toits du bâtiment de la Pitié, le clocher de l’église de l’hôpital. Il neige à flocons lourds et humides, tourbillonnants. Les cheminées fument en gris dans la lumière laiteuse. La lune joue à cache-cache avec les gros nuages.

Ils sont arrivés à la grille d’entrée. Des brancardiers, leur fardeau appuyé contre le mur d’enceinte, attendent le client, à l’abri sous le porche. La rue de l’Hôpital part à droite vers la Seine et paraît luire dans le lointain.

Thibaut – Ecoutez.
Thibaut – Nous nous réunissons avec quelques amis samedi.

Alice a rabattu la capuche de son manteau et s’apprête à quitter l’abri du parapluie. Thibaut a l’air préoccupé et un peu honteux de sa proposition.

Thibaut - Laissez-moi au moins vous présenter.
Thibaut - Vous aurez besoin de soutien là où vous allez, croyez-moi.

Alice s’en va en direction de la Seine en crue, d’un pas ferme, la trajectoire droite, plongeant dans l’obscurité. Les hommes de la porte regardent le petit étudiant, tout seul sous son parapluie, et ricanent de sa déveine.

(...)