Premier tour

du 15 au 19 avril 2017

 

Jour 5
Mercredi

 

On part marcher comme on part au boulot, en même temps que Gaby, que les enfants. En bas de Clamart, on s'arrête au bistrot du marché pour un expresso avec les habitués qui tournent au pinard tartine de pâté. J'aime bien ce rade, j'y suis déjà venu, j'ai l'impression d'être à la maison.

On remonte, derrière la mairie où on a marié les copains, et puis on entre dans le bois, qui a cette même absence de densité étrange que celui de Vincennes. Des joggers, des cabanes de mômes, et puis des allées étonnamment peu pratiques, qui ne vont jamais vraiment où on veut, elles-mêmes dédoublées par des chemins pirates si fréquentés qu'ils deviennent indistinguables des officiels. Je ne comprends décidément rien à cet environnement ni urbain ni forestier, mais réunissant les incohérences des deux lieux. On croise des vieux en randonnée, bobs multicolores, bâtons en fibre de carbone, et des sociabilités par groupes distincts qui font penser à une sortie de classe de jeunes enfants.

Le bois de Clamart se poursuit en forêt de Meudon, ça monte, ça descend dans des raccourcis ravinés par les promeneurs et les VTT, d'en haut on voit une mer verte, une canopée. En-dessous : des routes départementales, des hangars de foot en salle, des lacs artificiels. Au sommet de l'éminence suprême, une tour en mode base de grand méchant de James Bond occupe tout un rond-point. La vue d'en haut doit être bath, mais c'est super bien grillagé. La pente redescend droit sur Chaville, qui apparaît d'un coup, derrière l'orée d'un bois façon parcours santé. La commune est tapie dans une faible vallée, les HLM sont au fond, dans le noir, le reste est pavillonnaire et rupin. Une salle de spectacle neuve, des travaux devant l'église, un bar propret tenu par des femmes et une boulangerie chique où se presse toute la ville pour acheter des pains spéciaux aux noms incroyables.

Chaville, cité Lion's Club mène, par son autre versant et les voies du Transilien à Sèvres, cité Rotary Club, puis à Ville d'Avray et, enfin, à Saint-Cloud. Nos banlieues chiques, jusqu'ici, n'avaient été que cossues, qu'élégantes, ou bien grandioses mais ponctuelles. Des heures durant, désormais, ce ne sont que ruelles fleuries, maisons perchées, demeures de maîtres en meulière, vieux murs et beaux jardins, avec des vues sur la forêt et des garages privés qui dégagent les voies des véhicules inélégants ; et je suis surpris de cette cohérence géographique parisienne, par tranches de tarte, prolongeant les arrondissements auxquelles elles sont accolées : protochic derrière le 20è, pleinement rupin au-delà du 16è.

En passant devant la fac où il enseigne à Ville d'Avray, Aloyse accélère : c'est l'heure de la sortie de cours et il ne veut pas croiser ses élèves mal rasé, sac au dos, chaussures de rando aux pieds. On grimpe une rue très raide et se pose pour pique-niquer sur la pelouse du parc de Saint-Cloud, où les promeneurs sud-américains font trotter des clebs de race. À nos pieds, Paris est un diorama, un tapis, un décor. On somnole dans l'herbe. Des voitures de sport passent dans l'allée, qui est aussi une route. Plus bas, dans un jardin à la française façon Marienbad de Resnais, je réalise que la Défense est le seul quartier d'affaire agencé de cette manière, symétrique, froide et disproportionnée. Aloyse me dit que ce qui a le plus marqué son pote Ryan en visite, c'est cette manie parisienne de tailler les feuillages des arbres en cube. Sur la Seine, une boule énorme brille, on ne sait pas bien ce que c'est, on dirait qu'elle est sur l'île Seguin. On la retrouvera plus tard en photo, dans le métro, une nouvelle salle de concert, dans une archi à concept assez ratée.

Saint-Cloud le haut. Un PMU sympa pour le kawa, puis redescente vers Suresnes en longeant l'hippodrome, dans un quartier 20è qui rappelle un peu la Grande Motte, avec d'immenses immeubles chics. Le champ de course est désert, ni parieurs, ni canassons, mais n'en est pas moins un centre de notre marche, cet endroit que surveillent tous les turfistes dans tous les rades où nous sommes entrés. Sur une plaque, je découvre qu'il est construit sur un ancien camp d'internement de Communards, là où des milliers de Parisiens ont passé un, deux, trois ans avant d’être jugés par un tribunal militaire pour leur participation supposée à l'insurrection de 1871.

En remontant vers le Mont Valérien, on croise des HLM en construction, trois petites barres, et puis de nouveau des pavillons, des vignes à flanc de coteau. Le Mémorial est massif et sinistre, une flamme brûle, des gamins font de la trottinette, un type bronze. Un caveau, là-dedans, est réservé au dernier Compagnon de la Résistance, pour quand il cassera sa pipe, et j'espère que ça sera un anarchiste et qu'il les enverra chier en gueulant : « Que maudite soit la guerre ! » Qui a envie de passer l'éternité là-dessous ? Des courts de tennis où s'entraînent des gamins en polos pastels. Une vue sur la Défense et les Tours Nuage. Les croix blanches du cimetière américain.

On redescend par le nord-ouest, bientôt arrivés, bientôt de retour. Puteaux. Une affiche anti-Macron façon Twin Peaks : Emmanuel est Dale Cooper, Hollande est BOB dans le miroir. Le continuum du fric ne s'interrompt qu'au bout du bout, là où Nanterre commence, avec des terrains vagues, un chaos de voies de circulation, et puis la cité Pablo Picasso, le serpent colossal de l'aire de jeu, et on rentre à la Défense par l'excroissance noire et cyberpunk de la Société Générale. Nous traversons des groupes de jeunes banquiers à la pause cigarettes et nous, les mêmes, mais impossibles à confondre.

En attendant l'heure de l'apéro et les immondes magaritas en happy hour de la Brasserie du faubourg cette fois ouverte, nous visitons, pour finir, les coulisses du Hilton du CNIT. Halls crasseux et vides sous la voûte de béton, où vivent des dizaines de moineaux, qui chantent et fientent sur les beaux carreaux gris.

 

• Après