Casa Rosa

Laranjeiras, vendredi 7 octobre 2005

 

La rue Alice monte en lacets étroits jusqu'à la maison coloniale, une vieille bicoque à flanc de morne transformée en boîte de nuit kitsch. On n'y danse que le forró, et c'est marrant de voir la jeunesse dorée s'éclater jusqu'à l'aube sur cette espèce de salsa-country, musique de paysan lancinante et un peu ringarde. Les couples se cognent et titubent sur une piste éclairée de lumière noire. Les patricinhas attendent en bandes, mâchouillant leurs chewing-gums contre le mur : jeunes filles de bonnes familles de la zone sud, elles hantent les soirées de Rio avec l'intention explicite de s'y dévergonder. Dans le patio à bières, des play-boys se regardent jouer au billard, lançant des bouffées de fumée dans le halo des lampes, façon films de gangster.





Carlos raconte :
"C'était il y a cinq ou six mois, à la station de métro Cardeal Arcoverde. Je monte les escalators pour sortir et, tout en haut, dans le hall, je tombe sur une quarantaine de gamins, des écoliers. Ils sont tous là, assis par terre à attendre. La grille principale est baissée, alors je prends la sortie latérale et devant la station, je vois un bus écrasé. C'est un bus de ramassage scolaire : le chauffeur a perdu le contrôle et son véhicule est monté sur le terre-plein, a traversé le trottoir et a fini par emboutir un taxi vide qui attendait en face de l'entrée de métro. C'était le matin, en pleine heure de pointe, des usagers et des passants partout. Le plus bizarre, dans cette affaire, c'est que personne n'a été blessé. Pas un enfant, pas même le chauffeur."

Carlos a 23 ans, est étudiant en physique et travaille sur une trilogie romanesque intitulée Cathédrale Gothique. L'intrigue impliquera des dieux malades, des univers parallèles et des passages autobiographiques. Carlos est rôliste et fan de mythologie grecque.

Janda raconte :
"Il y a une herbe qui ne poussait qu'à Copacabana, avant qu'ils ne construisent le quartier. Elle s'appelle Eugenia Copacabanense et a presque complètement disparu à cause des buildings. Mon père a réussi à en sauver une pousse, qu'il a replanté derrière chez nous. Elle se trouve dans le parc Chaquinha, près du poste 6, et je crois que c'est la dernière qui existe au monde."

Janda est la copine de Carlos. Ses parents sont péruviens mais elle est "véritablement carioca". Elle habite près de Leme. Carlos, lui, vit chez ses parents dans la zone nord, quartier de Tijuca.

"Ce n'est pas vraiment dangereux. C'est comme partout, il faut savoir où marcher la nuit. Eviter les arbres, les cabines téléphoniques, les angles morts : tous les endroits où quelqu'un peut se cacher pour attendre. Rester au bord du trottoir, près de la rue, et traverser à la première alerte. Garder sa montre dans sa poche. Je ne me suis fait agresser qu'une fois, quand j'avais treize, quatorze ans, et je n'ai jamais vu de bandit armé."

"Une moitié de l'Etat de Rio est construit sur un marécage. Sous Tijuca passe encore un fleuve souterrain, le Tijuco. Et place Bandeira, près du Maracanã, il y a une nappe phréatique qui se remplit d'eau quand il pleut. Le métro qui passe là a des pompes, pour empêcher le tunnel de s'effondrer sous la pression."

Puis ils parlent, à bâtons rompus, d'une silhouette de batman peinte sur le plafond de la station Siqueira Campos, d'une évasion en hélicoptère du pénitencier d'Ilha Grande, des légendes de la capoeira et de celles du festival Rock in Rio (mystérieusement expatrié au Portugal depuis l'an dernier). Janda recommande un livre de João de Rio, plein des mystères de rue et de racontars.

"Vous partez déjà ?"
Ah, oui, pardon. Il n'est pas loin de quatre heures du matin et les oiseaux dans les arbres se sont remis à piailler.

 

 

 

Café etc.

Laranjeiras, samedi 15 octobre 2005

 

Le propriétaire du Café etc. est un radiologue à la retraite, un peu sénile, se rêvant polyglotte. Il est fier des trois quarts de sang indien dans ses veines et s'émerveille de la façon dont les français comptent : "Quatre-vingt, c'est quatre fois vingt. Mais quatre-vingt dix... pourquoi ?" Sa boutique est souvent déserte. On y sert du café, des gâteaux à la goiabada, des milk shake à la mangue. Un ordinateur connecté à Internet attend derrière des racks de DVD à louer et les murs sont tapissés de photos de comédies musicales de l'âge d'or. Son faux cachet d'occident bourgeois tranche avec la galerie commerciale sinistre dans laquelle il est caché.





Lenita, la serveuse, m'a demandé un délai de vingt-quatre heures pour préparer son histoire. Elle l'a rédigée sur une feuille de cahier, recto-verso, et la lit lentement pour que je puisse prendre note :

"Dans les années 20 du siècle dernier, un homme de l'intérieur de l'état de Rio monte à la capitale. Il s'appelle Indio do Brasil, et la police l'arrête rapidement pour de petits délits : vols, jeux d'argent, fraudes. En prison, il est pris d'hallucinations. Il croit recevoir la visite d'un ange de Dieu, qui lui annonce qu'il a été désigné pour être un messager divin, l'annonciateur d'une nouvelle ère. Afin de mener à bien sa mission, il va devoir offrir des sacrifices humain et se purifier avec le sang de ses victimes. A sa sortie de prison, il écrit un petit livre sur son expérience mystique, qu'il vend dans les restaurants, les bars à la mode. Puis il entame une série de meurtres dans toute la ville, tuant des jeunes gens et laissant sur leur torse un symbole magique. Il commet six assassinats avant d'être à nouveau arrêté, et meurt étouffé dans sa cellule peu de temps après. On ne sait pas si c'est la police qui le tue, ou s'il choisit de mettre fin à ses jours lui-même. Le livre d'Indio du Brasil a été très bien accueilli, et des artiste célèbres se sont intéressés à lui : le peintre Tarcila do Amaral, le styliste Osvaldo de Andrade. Les mêmes qui ont fondé, à cette même époque, la Semaine d'Art Moderne de São Paulo, une institution qui existe toujours."

Lenita a du mal à répondre aux questions que je lui pose. Elle s'éclipse une ou deux fois pour chercher les réponses, puis finit par revenir avec Eudes, un voisin. Celui-ci accepte de préciser et de corriger plusieurs points :

"Indio do Brasil est le fils du boucher d'une petite ville rurale. Il est mal traité dans la maison familiale et fuit à seize ou dix-sept ans - on le soupçonne, sans que ça ait pu être prouvé, d'avoir tué son père au moment de sa fugue. A Rio il est poursuivi pour des affaires mineures et pour pédérastie. Le livre qu'il écrit en détention, sur sa rencontre avec l'ange, s'appelle Les révélations du prince du feu et a très vite du succès chez les intellectuels de l'époque. Les frères de Andrade, Mario et Osvaldo, admirent le style bizarre de l'écrivain, qui n'était pas encore devenu psychopathe. Indio do Brasil commence à gagner de l'argent, il fréquente les lieux en vogue, s'achète de beaux habits, se fait passer pour plus riche qu'il n'est. C'est grâce à son apparence qu'il parvient à séduire ses victimes, des jeunes hommes de treize à dix-sept ans présumés vierges. Il les emmène jusque dans la forêt qui existait alors à Barra, les étrangle, les viole et grave sur leur torse une suite de lettres avant d'abandonner leurs corps dans les buissons. Il finit par être arrêté grâce à un portrait robot, établi par la seule de ses victimes qui ait réussi à lui échapper. En 1927, il confesse ses crimes mais est reconnu irresponsable à cause de sa folie. Il meurt dans l'hôpital psychiatrique où il est interné. L'histoire d'Indio do Brasil est assez peu connue, même à Rio. A l'époque, les tueurs en série n'avaient pas la même couverture médiatique qu'aujourd'hui. On doit pouvoir retrouver des informations à son sujet dans les archives des quotidiens de la Bibliothèque Nationale."

Eudes est coiffeur. Il travaille dans la boutique d'à côté, au sein de la même galerie que le Café etc. Lenita avoue l'avoir consulté pour trouver une histoire carioca, parce qu'il "sait beaucoup de choses et lit pas mal". Sur l'ordinateur, avec Eudes et Lenita, nous faisons encore quelques recherches :

Indio do Brasil se prénommait Febrônio et ce nom est resté celui du croque-mitaine pour les enfants des années 30. "Il devait avoir des frères et sœurs", ajoute Eudes, "Indio do Brasil est un nom de famille assez courant ici. Il y a même des rues qui le portent."
Il a été arrêté plusieurs fois avant son expérience mystique, dont une pour exercice illégal de la médecine. On le soupçonnait d'avoir empoisonné les deux enfants qu'il prétendait guérir.
Les initiales rituelles de ses crimes, DCVVI, voulaient peut-être dire "Deus Vivo" ou "Imana Viva". Lui-même les portait tatouées sur le torse.
En 1938, le tueur reçut la visite de Blaise Cendrars, qui raconte cette entrevue dans son recueil La Vie dangereuse.
Au carnaval de 1939, une école de samba composa une chanson sur sa vie.
Febrônio Indio do Brasil ne mourut en réalité qu'en 1984, au terme de 57 ans de réclusion psychiatrique, d'une embolie pulmonaire. Immatriculé 00001, il était le plus ancien prisonnier du Brésil.

"C'était une bonne histoire, n'est-ce pas ?"
Ótima. Je me demande si le livre du tueur a été réimprimé ou si on peut encore le trouver quelque part.

 

 

 

Chez Antônio

Flamengo, samedi 22 octobre 2005

 

Antônio, qui est connu sous au moins un autre nom, habite avec deux collocs un grand appartement au premier étage. De ses fenêtres on a une vue plongeante sur les derniers stands du Largo do Machado, softwares gravés et articles de papeterie à vils prix. Il y a une bouteille d'Amarula sur l'étagère, liqueur de fruit sud-africaine avec un éléphant sur l'étiquette, une Bible des Gidéons et une mystérieuse boucle de tissus tressés, blanche et bleue, clouée au mur.





Antônio raconte les quatre histoires qu'il a préparé pour moi, m'invitant à choisir la meilleure :

"La première s'est passée l'an dernier, au Maracanã. J'y étais allé avec une amie et ses filles, qui voulaient y voir au moins une rencontre, et c'était justement la finale du tournoi national. Le Fluminense jouait à domicile pour le match aller. On avait réservé les billets bien à l'avance, fait la queue pour rentrer, on avait même les maillots de l'équipe pour être comme les vrais supporters.
Et là, je ne sais pas ce qui s'est passé, mais je me suis endormi. Les filles avec qui j'étais venu étaient plus loin, elles criaient et encourageaient l'équipe, pendant que moi je dormais profondément. Il a fallu que le Fluminense marque un but pour que les cris me réveillent !"

"Un autre jour, j'ai eu un problème avec le robinet de la salle de bain. Il s'était mis à fuir sans que je puisse l'arrêter et je suis sorti en catastrophe pour chercher un plombier. Au début tout se passait bien, il a accepté de venir chez moi s'occuper de la fuite, mais j'ai senti une hésitation quand il a réalisé que j'avais un accent étranger. Il m'a facturé soixante reais une réparation qui en coûtait quarante. Je le sais parce qu'un ami brésilien a eu le même problème et qu'il n'a eu à payer que quarante.
Quand on va dans la zone sud, la première chose que les gens se disent, comme on a la peau noire, c'est qu'on est des employés de maison. Ils demandent des choses comme 'alors vieux, le patron te paie bien ?' Une fois qu'ils se sont rendus compte qu'on est africain, leur attitude change complètement. Ils pensent qu'on est très pauvre, qu'on est des réfugiés politiques et que chez nous on habite des maisons en terre ou des cabanes dans les arbres."

Antônio vient du Mozambique. Il est docteur en anthropologie et a fait toutes ses études à Rio, où il réside depuis onze ans. Sa thèse portait sur les rituels d'initiation masculine chez les Yaos. Il a pu réunir l'essentiel de son matériel en interrogeant sa grand-mère, qui a été la Reine de sa famille jusqu'à son décès.

"Si tu choisis la troisième histoire, il ne faudra pas que tu écrives mon nom, pour qu'on ne sache pas qu'elle vient de moi.
Comme je suis ici depuis assez longtemps, j'ai beaucoup d'amis Mozambicains qui viennent au Brésil pour me voir et pour visiter Rio. Une fois il y en a un qui est venu ici et qui m'a dit : 'Je veux voir le Pain de Sucre'. Alors je l'ai emmené au Pain de Sucre. Ensuite il a dit : 'Je veux voir les plages' et on est allés à la plage. Puis : 'Je veux voir le Christ' et on est montés tous les deux au Christ. Et enfin : 'Je veux voir les femmes brésiliennes'... Alors je l'ai emmené à Vila Mimosa.
Il était tout excité, il n'avait jamais vu autant de filles différentes. Il a pris tout son temps pour bien choisir celle qui lui plaisait le mieux, une très jolie et très blonde. Ils sont montés tous les deux dans la petite chambre et je l'ai attendu dans la rue une demi-heure, une heure peut-être. Quand mon ami est redescendu, il était furieux : 'Je n'y suis pas arrivé ! Je ne comprends pas, ça ne marche pas !'. On a décidé de rentrer à la maison.
Le lendemain, un samedi, mon ami était tout excité, il a insisté pour qu'on retourne à Vila Mimosa. On a fait tout le tour du quartier pour essayer de retrouver la même fille que la veille, mais comme on n'y est pas parvenu, il a été obligé d'en choisi une autre. Il est parti avec elle, comme la fois précédente, et revenu encore plus en colère. Cette fois non plus il n'y était pas arrivé.
C'était la première fois qu'il allait voir les putes. Il avait une femme et une famille au pays, et il n'avait pas réussi à se concentrer suffisamment. C'est la seule chose qu'il ait raté dans son séjour à Rio."

"La quatrième histoire est plus amusante.
A Rio il y a plein d'étrangers, certains qui viennent d'autres pays, mais aussi beaucoup qui ont grandit dans d'autres états du Brésil. Un soir, j'étais en voiture avec des amis du Minas Gerais, des mineiros installés ici depuis peu. On passe à Glória vers neuf ou dix heures, et soudain un des passagers me crie : 'Arrête la voiture ! Regarde ce canon sur le trottoir !'
Je ralentis pour regarder et lui réponds : 'C'est un travesti'. Mon ami s'énerve : 'N'importe quoi ! J'ai déjà vu des travestis, ça ne ressemblent pas à ça ! Regarde ces seins ! Regarde ce cul !'. Alors je me mets à rouler très lentement, et nous faisons deux fois le tour du pâté de maison pour y voir de plus près, et tout le monde finit par reconnaître que c'est bien un homme.
C'est drôle, parce que je croyais être le seul à avoir été surpris en arrivant ici, de voir des hommes aussi bien roulés ! Si même les Brésiliens se font avoir..."

Antônio raconte d'autres histoires, d'autres aventures dans le quartier rouge de Vila Mimosa, dont celle d'un adolescent qui l'a supplié de lui prêter des sous quand il y est tombé amoureux de la plus belle fille de Rio. Devant un café, je lui avoue que je ne vais pas choisir, que je vais raconter toutes ses histoires dans l'ordre où il me les a dites.

"Alors mets Antônio comme nom. Fais semblant que c'est quelqu'un appelé Antônio qui te les a racontées."

Et pourquoi pas ?