*Le Naurne, pièces enregistrées – Entretien
Helleu-Sofreco – Oct. 2014*

 

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Je suis prêt, oui.
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Je m’appelle Daniel Helleu. Je suis né le 4
avril 1940 à Saint-Ouen. En région
parisienne. Mes parents
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Oui, excusez-moi. A l’époque où j’ai
découvert l’endroit, plus personne
n’appelait ça le Naurne. Même à la fondation
Friedenfels on disait l’Hôpital. Sur les
papiers, le terme technique était, je crois,
Site Saint-Sébastien, rapport à la butte sur
laquelle le complexe est construit. Pour moi
ça a toujours été l’Hôpital, même s’il n’y
avait pas de salle d’opération, pas de lit à
barreau ou de fauteuil roulant, ce genre de
choses. Ce nom, le Naurne, je ne l’ai
découvert que plus tard, avec les militants,
les historiens. Cette petite bande qui se
battait pour faire quelque chose, que l’on
classe ou que l’on réhabilite les lieux. Ils
m’ont beaucoup parlé de l’histoire, m’ont
expliqué les motifs, l’architecture. C’est
un vrai labyrinthe, vous savez. On n’est pas
tout de suite à l’aise dans cet
environnement.
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C’était en 1960, fin novembre. J’ai été
démobilisé en août mais je ne voulais pas,
je ne pouvais pas rentrer chez moi, alors
j’ai pris le train, j’ai traîné. J’avais des
adresses un peu partout, laissées par les
camarades. Les vendanges dans le Mâconais.
Un peu de rue. Ce n’était pas une très bonne
période. J’étais très jeune. On était tous
des gamins. Le retour au pays a été dur.
J’ai dormi chez un type qui avait des amis
de passage, on a discuté et, de fil en
aiguille, cette fille m’a proposé le
travail. À l’Hôpital, donc.
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Oui, bien sûr. Il n’y avait plus de patient
depuis au moins dix ans et tout ce qui avait
de la valeur avait été déménagé, revendu ou
pillé. Pas mal de carreaux cassés, mais les
bâtiments, les cours, les murs, tout était
intact. La fondation Friedenfels m’a proposé
un petit salaire et un logement sur place.
Je devais décourager les intrus de
s’installer, ouvrir aux éventuels visiteurs.
Les héritiers espéraient encore trouver un
repreneur privé.
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J’avais gardé une arme. En fait, ce n’était
pas la mienne. Je suis parti de mon unité
avec le revolver d’André. Il s’est tiré une
balle dans la bouche et ce qui est sorti est
resté collé à la toile de tente. Il y avait
aussi des cheveux
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Pardon. J’étais armé d’un Lebel 1892.
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Tout était comme maintenant. Vous connaissez
les lieux. Le mur d’enceinte était moins
effrité peut-être, et il paraissait plus
haut. À côté, à la place des barres
d’immeubles, il y avait des manufactures,
des jardins ouvriers. Le clocher de
l’Hôpital était encore le point culminant de
la butte Saint-Sébastien, avec son horloge
arrêtée depuis des années qui marquait trois
heures dix. J’aimais les décors peints sur
les façades, les frontons ornés. Le vitrail
du grand hall et la lumière du matin sur la
cour carrée. Il y avait d’énormes glycines
dans l’ancienne buanderie et des chats
partout, une vraie colonie, tous nés de la
même mère.
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Plus longtemps que quiconque, je crois. Dans
les treize mois. Sans me vanter, je connais
encore cet endroit comme ma poche. Je
n’avais rien à faire que d’en explorer
chaque recoin. Cinquante ans ont passé et je
me souviens de tout. Je pourrais vous faire
visiter les yeux fermés.
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La première neige, c’était très beau. Très
pur. Je m’étais installé dans les hauteurs,
un petit coin facile à chauffer. La vue
était terrible. Les caves, aussi, le dédale
en-dessous. Ça me faisait un peu peur
d’abord, et puis je me suis habitué. J’ai
beaucoup marché dans les couloirs sous le
Naurne. Il y a de grandes installations
souterraines. La chaudière, les locaux
techniques. Les puits. Je faisais pas mal
d’insomnies, à l’époque, je perdais le fil
des jours, et j’étais content de pouvoir me
retrancher en bas autant que je voulais,
protégé du soleil. Vous savez, j’avais passé
là-bas des journées entières à attendre, en
alerte, immobile en plein cagnard, sans
pouvoir cligner des yeux. On était
terriblement vulnérables. Alors les sous-
sols de l’Hôpital, ça faisait comme une
grotte. Comme un abri, enfin.
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Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Je n’ai pas. Il ne s’est pas
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Oui, j’allais vous en parler. Il y avait
bien quelqu’un. Un type qui vivait dans les
souterrains, comme vous avez dit. J’ai mis
plusieurs semaines à le trouver, mais j’ai
su presque tout de suite qu’il était là.
J’avais découvert un des endroits où il
dormait, et aperçu sa silhouette, plusieurs
fois, qui traversait la cour au milieu de la
nuit. Il ne me faisait pas peur. C’était
juste un vieux, un clochard. On s’est
rencontré plusieurs fois, on a un peu causé.
J’ai jamais cherché à le virer de l’Hôpital,
il ne dérangeait pas, ça faisait une
présence. Ensuite on s’est fâché et on a
arrêté de se voir. Il était assez fou. Il
disait s’appeler Ulysse.
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Écoutez. J’étais fragile, à l’époque. Il se
peut que j’aie vu des choses, que j’aie
entendu des choses qui n’étaient pas
vraiment là.
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Des bruits de chariots. Des pas dans les
couloirs. Et puis les gémissements d’un
chien. Je ne sais pas pourquoi je vous dis
ça. Je devrais
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C’était un an, plus d’un an après. En
janvier 62, je vous l’ai déjà dit. Mon
contrat était arrivé à terme, la fondation
n’avait plus de quoi payer et personne
n’était venu, à part les types de la ville.
Ils m’ont laissé quelques semaines pour me
retourner, mais ça n’a pas suffi. J’avais
rien économisé, à l’époque je picolais. Il
faisait un froid de gueux. Alors les gars de
l’association, les amis du vieux Naurne, ils
sont venus me voir. Et ils m’ont hébergé
jusqu’au printemps, d’abord sur des canapés,
et puis après à la boutique.
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C’était des gars du quartier, des jeunes
sympas, un peu anars. C’est eux qui m’ont
expliqué pour le Naurne : la clinique du
corps et de l’âme, la Lumineuse Société de
Keli, l’histoire du fondateur visionnaire.
Et puis le beau rêve échoué et le suicide de
Friedenfels. On fumait un peu d’herbe, je
tenais la librairie certains après-midis.
Pour la première fois depuis mon retour, je
dormais à peu près bien.
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Vu de dehors, l’Hôpital paraissait plus
grand et plus sombre, presque hostile. Je
n’avais rien à faire là-bas, mais je
continuais à rôder. Quand le printemps est
venu et qu’il a commencé à faire à nouveau
bon, j’ai compris qu’il allait falloir que
je parte et que je rentre enfin chez moi.
Mais avant de quitter la ville, j’ai fait le
mur pour mes adieux à l’Hôpital. J’ai tout
revu. Les greniers. Les couloirs. Les cours.
Les ailes sombres et les salles remplies de
lumière du soir. De pièce en pièce
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Pour être franc, une forme d’inquiétude.
J’ai eu soudain l’intuition que rien, dans
cette enceinte, ne changerait jamais. Que la
ruine resterait telle qu’elle, pour
toujours, en dehors du temps. Que l’Hôpital
allait demeurer et que nous nous allions
vieillir, et décrépir, et mourir.
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Non, je ne savais pas. Qu’est-ce que vous
voulez dire, réouvert ?
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Vous savez aussi bien que moi que ça ne se
produira pas. Vous n’auriez pas dépensé
autant d’énergie pour me retrouver si
c’était le cas.
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J’ai revu Ulysse le dernier soir et je lui
ai offert mon arme. Le vieux revolver que
j’avais tiré de la main morte d’André en lui
cassant les doigts. Il m’a semblé évident, à
ce moment-là, qu’Ulysse en aurait bien plus
besoin que moi.
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Ça suffit, je ne vous dirai rien de plus.
Inutile de chercher à me rappeler. Je ne
décrocherai pas.

 

Le Naurne est ouvert aux visiteurs depuis
le 10 octobre : http://www.lenaurne.fr

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Léo Henry - Nouvelles par email