Histoire de Pancho Villa,

acrobate par héritage et naine par accident,
telle qu’elle fut contée à la terrasse du vieux Shlomo,
tenancier d’un bar de plage à Tabara, Mundo Sul,
en un récit édifiant venant sans aucune espèce de note,
commentaire savant,
illustration à la pointe sèche
ou planche anatomique

 

Je suis née un petit matin d’hiver. Mon père manqua de se casser la jambe droite en glissant sur une flaque boueuse, rendue solide par le gel. Il courait vers sa tente, paniqué par les cris qui déchiraient l’aube. A l’intérieur, la sage-femme, couverte de sang, continuait de s’agiter entre les cuisses de ma mère, morte depuis près d’une heure. Les seuls vagissements qui emplissaient les lieux étaient les miens. Après avoir congédié la voyante à demi-folle qui avait pour tâche, dans le campement, de tirer les placentas, il ferma les yeux de son épouse d’une main et se pencha sur moi. Il comprit immédiatement la cause de la tragédie. Au premier jour de ma vie, je mesurais déjà un mètre trente-cinq. J’étais d’une longueur et d’une finesse extrême, comme un pied de biche, une aiguille à tricoter, et braillais sans comprendre, sans pouvoir concevoir le poids de ma culpabilité.

Papa avait été Hercule, dompteur de chameaux, écuyer travesti. Il consacrait son âge mûr à l’apprentissage du difficile métier de clown. Très doué pour rater les chaises, se marcher sur les pieds, s’écrouler nez en avant, les facéties orales lui causaient plus de difficultés. Son veuvage ne fit qu’assombrir son répertoire. Il désolait le public de ses récits, on le fit passer auguste, sans succès, puis mime sourd-muet, puis plus rien lorsque l’on se rendit compte que ses grimaces terrifiaient les petits enfants. Les dernières années de sa vie, on l’employait comme cible vivante pour le lancer de navajas. La foule sifflait à chaque couteau qui le frôlait et, s’émulant au fil du numéro, finissait par exiger qu’on l’achevât. Johnny Cash, notre éléphant vedette, finit par céder aux suppliques de mon géniteur et l’euthanasia dans la dignité un soir de relâche. Je découvris son corps, circulaire et plat comme une abaisse de pâte à tarte, d’où émergeait intact le relief enfin souriant de sa tête. J’avais alors huit ans, et les plus grandes difficultés pour trouver des chaussures à ma taille.

La vie de bohème était lente et monotone. Notre entreprise parcourait inlassablement la circonférence d’un cercle dont le centre demeurait insaisissable. A mes dix ans, j’entrais dans la puberté et ma croissance s’accéléra. Mes voisines de hamac commencèrent à se plaindre des bruits que faisaient mes os pendant la nuit. Très vite, aucun habit ne m’allait plus, et j’en étais réduit à me confectionner des toges à l’aide de draps de bain et de couvertures du survie cousus ensemble. Je dus bientôt dormir par terre, pliée en trois segments sur un tapis de sciure. Aucun partenaire n’était plus à ma taille pour effectuer les acrobaties de groupe, on m’offrit par plaisanterie de rejoindre la ménagerie et de voyager dans la cage aux okapis. L’adolescence est rebelle : je m’en fus du cirque par une après-midi orageuse.

Une famille d’ivrognes heureux me recueillit. Ils m’apprirent l’excitante profession de garde-barrière et m’installèrent une couche dans les dépendances à l’abandon d’un presbytère voisin. Le soir et les jours chômés, je jouais avec leurs enfants, petites créatures gauches et drôles qui, ayant appris à marcher sous influence de l’alcool, continuaient à jeun d’avancer en zigzag. Dans cet environnement joyeux, je devins une belle et grande jeune fille, coiffant les pommiers du verger, me baissant pour tirer les feuilles mortes qui obstruaient les gouttières à l’automne. Un convoi de déménagement s’arrêta un jour à notre péage. Le chef d’équipe s’appelait Octave, il portait des moustaches rousses et m’enseigna, en douze minutes, tout ce qu’il savait de l’amour derrière le mur du cimetière. Je m’amourachais, le suppliais de m’emmener avec lui. D’abord réticent, il céda quand je menaçais de lui briser la nuque. Ma famille d’adoption m’organisa de beaux adieux liquides. Sentant poindre l’ivresse triste, nous résolûmes de nous saouler et Octave, retardé avec ses camarades par les libations, en profita pour me faire réviser ses récentes leçons. Il sembla surpris de constater que les bases étaient déjà acquises, et que je développais déjà mes propres théories. Quand enfin nous arrivâmes en ville, j’étais une femme accomplie.

Mon nouveau monde était merveilleusement lumineux et confus, épuisant de promesses. Je dus cependant déchanter à l’entrée des night-clubs. Les portiers trouvaient mille excuses pour me refuser l’accès de leurs temples, sans jamais avouer me discriminer sur mes mensurations. Bien des fois, mon cavalier repartait à mon bras après avoir agonit le cuistre d’insultes, et nous terminions la soirée sur le pouf électrique d’un motel. Une nuit pourtant, Octave dut me laisser repartir seule, des amis important l’attendant au salon VIP. Nous combinâmes de nous retrouver plus tard, j’attendis en vain. Mon amant avait trouvé la mort, percé de dix-huit coups de couteau par chacun des bandits avec lesquels il avait rendez-vous ce soir-là. Dévorée par son absence, je montais au sommet de la plus haute tour de la cité afin d’en terminer. Il y avait des étoiles, des faisceaux de discothèque, des satellites espions et des biplans en vol stationnaire. J’aurais voulu regarder en bas pour me donner le courage de sauter, mais l’étroitesse du parapet et la longueur de mes escarpins m’empêchaient de ne rien voir. Le cœur gros, j’abandonnai mon audacieuse entreprise. Peu de temps après, le fantôme de ma mère arriva pour me tourmenter.

C’était un spectre vague et silencieux, dont le regard cerné de noir me précédait du matin au soir, à deux pas de distance. Maman ressemblait à ces héroïnes de films muets, qui roulaient des yeux avec constance pour rendre toutes les nuances des émotions. J’essayais l’ail pour m’en défaire, les médailles enchantées, les incantations. Rien n’y fit, pas plus que mes tentatives de dialogue entre adultes responsables. Cherchant à transformer ce handicap en atout, j’ouvris un cabinet de voyance à domicile et présentais ma mère éthérée sous quelque titre imaginaire, visant à l’établir en dépositrice de millénaires de sagesse orientale. J’improvisais pour mes clients des réponses à géométrie variable et le fantôme, hurlant sa désapprobation de la mascarade à la force de ses orbites, achevait de les convaincre.

Je vécus avec Alan, David, Luis et Marco. Plus tard avec Hubert, Francis Scott et Joseph. Ceux qui s’accommodaient de mes dimensions finissaient par prendre Maman en grippe, comme ces faïences de famille que l’on tolère de l’être aimé sans pour autant souhaiter les voir exposées bien en vue au milieu du salon. Dan, plus tard, fut le seul à comprendre que mes deux tares étaient liées. Etant responsable de plusieurs homicides, involontaires pour la majorité d’entre eux, il avait fini par acquérir quelques bases intuitives de psychologie fantomatique.  Ma monstruosité était la cause du décès de ma mère, analysait-il, c’était donc ma disproportion, en non ma personne, qui l’empêchait de goûter au repos éternel et bureaucratique de l’après vie. La visite de son laboratoire finit de me convaincre. Dan était un peu artiste : bien que travaillant comme contrôleur de tramway, il nourrissait une véritable passion pour la neurochirurgie, qu’il pratiquait avec un enthousiasme réservé aux autodidactes. Par amour pour moi, il accepta de délaisser ses boîtes crâniennes et de plancher sur les techniques d’amputation de tissus vulgaires.

L’opération dura onze mois, me coûta quatre-vingt kilos de chair, de cartilage et de muqueuse, usa trois lames de scie circulaire et huit forets de différents calibres, ainsi que quatre cent mètres de papier hygiénique et huit cent litres d’eau tiède. Quand les anesthésies échouaient, je voyais le fantôme essayant de me prendre la main, pleurant avec moi devant les bacs où s’amoncelaient les trop-pleins de mon être. Mais Dan avait raison, Maman s’effaçait au fil de ma métamorphose, et je lui fit des adieux solennels alors qu’on me tirait deux vertèbres sur trois à grands renforts de clé anglaise. Elle resta encore quelques temps, filet de fumée achevant de se dissiper dans une fête désertée de convives. Plus tard, à nouveau seule, je parvins à ramper au bas de la table d’opération et à me voir au miroir. Mon compagnon, enthousiasmé par son nouvel art, avait fait du zèle. Je lui en fis le reproche. Il prétendit poursuivre ses travaux qui tendaient à la perfection. Je lui injectai du penthotal pour parvenir à le calmer. A son réveil, il me traita d’ingrate. Je le quittai pour courir le vaste monde. La taille de l’univers, pour moi, venait d’être multipliée par trois.

Je connus Jean-Paul et Gabriel, Jorge, James, Théophile puis Margaret. Elue maire dans une ancienne colonie minière, j’honorais deux mandats avant de poursuivre. Je consacrais alors mon existence à la chasse aux fauves et aux œuvres de charité. Je me fis trafiquante de matière fissible, puis revins au cirque pour réapprendre le trapèze. Bien que personne ne m’y ait reconnu, je découvris ne rien avoir perdu de ma technique. Je connus un petit succès. Au soir de la dernière, à Baikil, le neveu de l’impératrice ordonna qu’on m’ensevelisse sous des pétales de roses rouges en signe de reconnaissance.

Mais la vie est trop précieuse pour être passée la tête en bas dans un body à paillettes. D’autres contrées m’appellent de leurs voix de crécelles, d’autres cités, d’autres visages, tout ce que le monde compte d’enthousiaste et de bruissant attend ma venue, à l’orée de cette plage. Le temps ne s’arrête jamais de tourner sur lui-même et, par sa grâce, voilà mon histoire terminée. A votre santé, gentlemen