Un désert sans le moindre chameau

semi-fiction

 

Avant de t'endormir - cela fait neuf semaines maintenant - tu laisses le carnet ouvert à une page vierge et le stylo décapuchonné posé sur la table de nuit, sur l'oreiller voisin, toujours à portée de main, même à tâtons, même dans le noir des pensions les plus cachées, les plus éloignées de tout lampadaire, de tout enseigne brûlant jour et nuit, néons de bistros ou de pharmacies.

Tu n'écris plus que dans l'obscurité depuis longtemps, en minuscules bleutées. Parfois tu te relis, te corriges à la lueur du jour. Parfois non. Ce que t'inspire le sommeil est souvent difficile à appréhender.

 


(par exemple : cercueil latté de teck, les tiroirs se ferment avec un déclic et ça sent le gasoil dans le roulis)

(par exemple : serviette humide, dance à fond, coups à la porte, voix ivres des garcettes, ne pas ouvrir les yeux)

(par exemple : bunker aux murs mouchetés de salle de classe et ampoule circulaire en forme de gâteau au yaourt)

 

Quand tu te réveilles, il y a d'abord le bruit du rideau, que le vent fait battre, irrégulièrement, sans violence, contre le mur. La fenêtre, toujours ouverte, est verte de la trame plastique d'une moustiquaire. Derrière, à la couleur de la dune, tu devines qu'il est entre six et sept heures du matin. La crête de la colline orange poudroie, comme si tu y voyais flou, et ça aussi c'est le vent.

Quand tu te réveilles, ça klaxonne en contrebas, des moteurs à l'arrêt toussotent. Il fait gris, il fait sombre, l'après-midi est passé, pas la chaleur. Le ventilateur tourne sa tête, à droite, à gauche, sans ventiler grand-chose. Tu te redresses et une page de journal, humide de sueur, se décolle de ta joue dans un petit froissement.

Quand tu te réveilles, des cloches sonnent, une sono joue. Tu te lèves et va regarder, à la porte, ce que tu as écrit cette nuit. Il n'y a pas de fenêtres dans cette chambre, que des trous en forme de rosace percés dans le béton sous le plafond. Tu déchiffres.

 

(la marée a dessiné des S, des S, des S aussi loin que porte le regard - des vers respirent sous le sable, ils font des bulles du fond des trous)

(goutte d'argent, bleutée, crevée de trop d'air - d'abord les mouches et le soleil - puis les vautours)

(émerge un bois flotté d'un blanc d'ivoire, tordu, malade, os inconnu d'un dinosaure incinéré)

 

Tu lis des livres en espagnol. Tu lis des livres en anglais. En français. En portugais.

Tu penses tout le temps au dernier - à un des derniers - roman d'Hemingway, celui avec tous ces bains de mer, tout cet alcool, et cette femme, infidèle, qui brûle le manuscrit de l'écrivain à la fin. "Je vais nous préparer des Martinis". Ca se passe sur la Riviera, l'écrivain écrit le matin, se baigne l'après-midi, et reste au soleil pour devenir le plus noir possible. Le mot utilisé est bien 'noir'.

Tu te souviens d'autres livres que tu as lus et tu fais des listes mentales de livres que tu liras peut-être. C'est à peu près tout ce que tu parviens à retenir sans tout mélanger à nouveau. Ca et la liste des 27 états du Brésil. Tu aimerais savoir aussi leurs 27 capitales. Bientôt.
Celui que tu oublies tout le temps : Paraíba. Cap. : João Pessoa.

 

(quelque chose bourge à l'horizon, quelque chose vit - tu ne sais pas encore si c'est un homme, un animal ou les deux - approche-toi pour savoir)

(qui sont ces oiseaux ? sont-ce des pique-boeufs ? des pique-boeufs ? pique - boeufs - ?)

 

Tu attends, dans le courant d'air, l'arrivée ou le départ d'un autobus. Il ne pleut plus, mais les gouttières dégueulent sur le terre-plein, et la flotte y ricoche, et se prend aux bourrasques, et te brumise. Rideaux de fer, volets de bois baissés, et d'autres comme toi, dams le clair-obscur orageux, immobiles sur leurs sièges en plastique, têtes et yeux baissés.

Tu attends que le soleil tourne, que la chaleur tombe, que les ombres grandissent. Tu crois entendre la terre craquer, la paille jaunir, et tu crois voir l'eau s'évaporer en fins fantômes. De la sueur naît à la racine de tes cheveux, sur ton front, derrière tes oreilles.

Tu attends l'heure de la séance, en tailleur sur le banc de béton. La place est mal éclairée, dans les flaques d'ombre on pisse contre les murs des magasins. Tu fumes de très mauvaises cigarettes aux noms ridicules. Tu regardes passer, avec une fausse indifférence, des couples à bicyclettes, des collégiennes en uniformes, des poivrots torses nus qui se grattent l'entrejambe avec philosophie.

 

(une boule à neige sans neige - un prisme géant)

(impossible immensité)

(va là-bas, va marcher en cercle au bord du syphon de ce grand sablier)

 

Tu chantes pour toi : cambia lo superficial, cambia también lo profundo, y así como todo cambia, que yo cambie no es extraño

Tu chantes pour toi : le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard, que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson

Tu chantes pour toi : meeting is such sweet sorrow, 'cause someday we may have to part, hush, don't you make a sound, you're gonna let me down

Tu chantes pour toi : vou festejar o teu sofrer, o teu penar, você pagou com traição a quem sempre lhe deu a mão

Les chansons viennent par bribes et sans prévenir. Tu t'entends les chanter avant d'en avoir conscience. Parfois ce sont des messages cachés et, parfois aussi, non.

 

(sans pesanteur, en droite ligne, crevant l'espace, les garrigues, les villages, la nuit, la pluie - des lumières filent comme des astéroïdes et des phares affolés)

 

Tu commandes un café. Table et chaise en plastique. En bois. En bambou.

Tu commandes un café que tu bois dans un hamac. Debout dans le pas de porte. Au bord d'une route.

Le bouchon de la thermos chuinte à l'ouverture, tu verses un fond de jus noir dans le godet plastique. Le verre cannelé. La tasse imprimée 'home sweet home'. Pieds nus, le sol est brûlant sous tes pieds : c'est une plage tabassée de soleil. C'est le pont d'acier d'un bateau en surplomb des machines.

Ne reste qu'un dépôt de sucre bruni, une tache froide et circulaire.

Et toujours la même merde à la télévision.

 

(dunes minuscules au flanc de dunes immenses - au crépuscule un cauchemar d’astigmate)

(peut-être est-ce un cheval - peut-être aussi un agglomérat d'algues sèches)

 

Tu as faim depuis ce qui te semble une éternité. Soif, aussi. L'eau, chaude depuis longtemps, brinquebale à ton flanc. Tu fais semblant de ne pas le savoir, pour ne pas sécher trop vite le fond de la bouteille.

Tu regardes les taches noires, les ombres des nuages, qui courent dans le vide, et tu pries pour qu'elles passent bientôt sur toi. Tu observes l'averse au loin et tu voudrais pouvoir courir jusqu'à elle, te perdre dans la colonne grise qui relie ciel et terre comme un typhon obèse.

Tu tends le bras pour arrêter le van, le pick up. Tu entres dans le fleuve jusqu'à la taille pour monter sur la barge. Tu fais une boule de tes habits, les tasses entre deux pierres, cours jusqu'à l'eau et plonge sous la première vague, qui roule en se cassant, de ta nuque à tes talons.

 

(des milliers d'oiseaux que tu ne connais pas encore - certains plus impressionnants en vol - d'autres mieux immobiles)

(c’est la même chose pour tout le monde)

 

Tu relis des bouts de ton passé, écrits avec une autre encre sur des pages gondolées, brunies ou tachées.

Tu te retournes. T'enroules dans le drap trop petit. Fermes les yeux.

Demain, peut-être, tu en sauras plus long. Demain ou un peu plus tard.

 

 

 

Parnaíba - Jericoacoara
du 13 au 17 mai 2007